Le Musée d’Art Moderne de Paris présente la première rétrospective parisienne consacrée à l’artiste autrichien Oskar Kokoschka (1886-1980). Retraçant sept décennies de création picturale, l’exposition rend compte de l'originalité dont fait preuve l’artiste avec une sélection de 150 œuvres les plus significatives de l'artiste grâce au soutien d'importantes collections européennes et américaines.
Certains tableaux d'une importance particulière dans l'œuvre d'Oskar Kokoschka sont accrochés sur mur noir. Ce dispositif rappelle la pratique de l'artiste qui a occasionnellement peint les murs de son atelier en noir pour mieux appréhender le contraste des couleurs.
Peintre, illustrateur, mais aussi écrivain, dramaturge et poète, Oskar Kokoschka apparaît comme un artiste engagé, porté par les bouleversements artistiques et intellectuels de la Vienne du début du XXe siècle.
Kokoschka s’affirme par la crudité de ses dessins et textes, qui annoncent le courant expressionniste. Il déclare d'ailleurs : « Je suis expressionniste parce que je ne sais pas faire autre chose qu’exprimer la vie ».
Au cours de sa carrière Kokoschka réalise de nombreuses affiches qui reflètent son évolution stylistique tout autant que ses préoccupations personnelles et politiques.
Ses premières réalisations témoignent de son intention de provoquer et d'asseoir une stature de personnage public.
Ainsi, qualifié de fauve par la critique, Kokoschka se rase la tête pour ressembler à un bagnard et se représente ainsi sur l'affiche pour la promotion de la revue berlinoise Der Sturm.
L'affiche annonçant sa pièce Meurtrier, espoir des femmes utilise l'iconographie religieuse de la Pietà et choque les Viennois par sa crudité.
Un « enfant terrible » à Vienne (1904-1916)
Kokoschka reçoit heureusement le soutien de l’architecte Adolf Loos, adversaire d’un art réduit à un usage purement décoratif, qui lui obtient de nombreuses commandes de portraits des membres de la société viennoise.
Combinant des exagérations maniéristes avec son propre expressionnisme, Kokoschka parvient à mettre en lumière les états intérieurs de ses modèles qui n’acceptent pas tous le regard perçant que l’artiste pose sur eux.
Le Joueur de transe représente l'acteur Ernst Reinhold, ami de Kokoschka et interprète du rôle principal de sa pièce à scandale Meurtrier. espoir des femmes en 1909. Kokoschka explore ici l'aspect psychologique de son modèle qui prend le pas sur la réalité des détails. La figuration de la main gauche à quatre doigts caractérise cette conception du portrait, comme le titre choisi par Kokoschka, qui entre en résonance avec l'intensite du regard bleu du modèle.
Moritz Hirsch est un riche homme d'affaires hongrois installé à Vienne en 1887. Kokoschka se lie avec ses fils, l'acteur Ernst Reinhold et le peintre Felix Albrecht Harta.
Dans son autobiographie, l'artiste décrit Hirsch comme un vieil homme têtu et colérique. Ses fausses dents, détail habituellement dissimulé dans l'art du portrait, attirent ici toute l'attention, tandis que l'empâtement de la touche témoigne de sa connaissance de Van Gogh.
Scandalisé par cette représentation, le public accuse alors Kokoschka de caricaturer ses modèles.
Cette œuvre est saisie des collections allemandes en 1937 et présentée lors de l'exposition d'art dégénéré organisée par les nazis à Munich.
Kokoschka s'intéresse vivement à la psychologie infantile, comme en témoigne ce double portrait. Les enfants sont représentés dans une apparente entente mais la main gauche de la petite fille est représentée poing fermé, refusant la main tendue de son frère.
Affirmant un regard nouveau sur l'enfance où cohabitent tendresse et agressivité, l'œuvre choque le public dès sa première exposition, en 1911. Elle est lacérée par un visiteur lors d'une exposition à Vienne en 1924 et classée "dégénérée" par les nazis.
Le Saint-Suaire de Véronique est l'un des rares tableaux au sujet explicitement religieux dans l'œuvre de Kokoschka. Il raconte dans son autobiographie que son modèle était la fille de sa concierge, Veronica.
Ici, un fort contraste s'établit entre le visage blafard de la sainte et l'image ensanglantée du Christ sur le voile. Le tableau présente plusieurs traits caractéristiques de la peinture de Kokoschka comme l'expressivité des mains et le halo blanc qui entoure Véronique.
En 1909, le couple de critiques et historiens de l'art Hans et Erica Tietze commande à leur ami Kokoschka un portrait de mariage à la mode Renaissance pour leur dessus de cheminée.
L'artiste les peint l'un après l'autre, ce que suggère leurs expressions introspectives, mises en tension par la proximité de leurs mains. Lors des séances de pose, le couple est autorisé à vaquer à ses occupations marcher, discuter, répondre à des lettres.
Les fines couches de couleurs créent une atmosphère brumeuse, dynamisée par les marques de grattage de la main de l'artiste.
Oskar Kokoschka, alors âgé de 24 ans, réalise le portrait remarquablement expressif d'Auguste Farel, célèbre psychiatre et scientifique suisse. Il se détache de l'idéalisation de la figure humaine et représente le scientifique dans un espace flou, presque irréel.
Le portrait ne plaira pas à son commanditaire, qui jugera qu'il appartient davantage « au domaine de la psychiatrie qu'à celui de l'art». Il refusera donc de l'acheter et l'œuvre sera finalement acquise par la Kunsthalle Mannheim en 1913.
En 1911, Kokoschka est chargé de réaliser le portrait de groupe de trois frères, Hugo, Max et Carl Leo Schmidt, gérants d'une maison de fabrication de mobilier avec laquelle Adolf Loos avait travaillé. Le projet fut abandonné après une seule séance de travail, ce qui conduisit à la fragmentation des portraits.
Du fait de son caractère inachevé, le portrait de Carl Leo Schmidt témoigne du processus de travail de Kokoschka, appliquant des coups de pinceau rapides mais précis pour le contour général avant de commencer à modeler les visages.
Le portrait de Max Schmidt fut le seul des trois portraits à être achevé 1914. Celui de Hugo n'est pas exposé ici.
De 1912 à 1915, Kokoschka, qui a 26 ans, vit une grande passion avec la musicienne Alma Schindler Mahler, veuve du compositeur Gustav Mahler.
Alma est pour Oskar une égérie qui lui inspire de nombreux chefs-d’œuvre. Il désire l'épouser mais effrayée par la passion qu'elle suscite en lui, Alma rompt avec Kokoschka qui part pour Berlin.
Pendant cette idylle chaotique, il conçoit pour elle sept éventails. Initié à ce savoir-faire lors de sa collaboration avec la Wiener Workstätte, il l'utilise ici pour concevoir des "lettres d'atnour sous forme d'images" selon ses propres termes.
La narration se deploie au fil de l'ouverture de l'objet, mêlant des éléments de la vie intime du couple à une iconographie rnythologique ou religieuse. Les amants apparaissent dans de petites scènes rappelant Tristan et Isolde, ou Saint Georges terrassant le dragon.
Les combats de la Première Guerre mondiale sont également figurés, évoquant l'enrôlement de Kokoschka dans l'armée et la fin du couple.
Fondateur avec Gustav Klimt de la Sécession viennoise, l'artiste et collectionneur Carl Moll encourage vivement le travail de Kokoschka, avec qui il se lie d'amitié. Marié à la mère d'Alma Mahler, Anne Sotie Schindler, c'est par son entremise que les deux amants se rencontrent.
Peint dans l'appartement de Carl Moll situé dans un quartier de la riche bourgeoisie viennoise, ce portrait le présente moins en tant qu'artiste qu'habile homme d'affaires et collectionneur. Kokoschka y déploie une touche énergique empruntée au Greco, qu'il découvre lors de son séjour à Venise, au printemps 1913.
En août 1913. Alma Mahler et Oskar Kokoschka se rendent dans le massif montagneux des Dolomites, en Italie. Dans ses mémoires, Alma Mahler évoque le travail effréné du peintre à la recherche de nouvelles couleurs lors de leurs promenades en forêt.
Cette peinture marque un tournant dans l'œuvre de Kokoschka qui s'y affirme comme coloriste. La palette s'enrichit de nuances saturées de vert et de bleu, donnant l'impression d'un paysage irréel que Kokoschka a capturé très certainement après une tempête.
Cette œuvre a été saisie des collections allemandes en 1937 et classée "dégénérée" par les nazis.
Le déclenchement de la Première Guerre mondiale, en septembre 1914, correspond à la rupture entre Alma Mahler et le peintre. Adolf Loos le recommande pour intégrer le régiment des dragons impériaux, corps d’élite qui nécessite la vente d’un de ses chefs-d’œuvre, La Fiancée du vent, pour acheter un cheval.
Blessé sur le front russe en 1915 à la tête et aux poumons, il est soigné dans un hôpital à Brno. Il repart au front en 1916 comme peintre de guerre sur la bataille de l’Isonzo, en Italie. L’explosion d’une grenade le blesse à nouveau. Il est évacué à Vienne puis à Berlin.
De cette période dramatique, on ne conserve que quelques dessins témoignant des combats.
Les années de Dresde (1916-1923)
Déclaré inapte au service militaire, Kokoschka séjourne à Berlin à la fin de l’année 1916, où il signe un contrat avec le galeriste Paul Cassirer. Alors qu’il traverse une phase de profonde dépression liée à la guerre, il est soigné dans un centre de convalescence à Dresde, et se rapproche de la scène artistique de la ville, notamment théâtrale, qui l’encourage à poursuivre ses créations dramatiques.
En 1919, il obtient un poste de professeur à l’Académie des beaux-arts, qu’il occupe jusqu’en 1923. Inquiet de l’instabilité du climat politique, des explosions révolutionnaires comme de leurs sanglantes répressions, il s’en distancie en affirmant la nécessaire indépendance de l’art. Il proteste notamment contre l’endommagement d’une toile de Rubens lors d’affrontements à proximité des musées de Dresde, ce qui lui vaut la réprobation d’artistes dada comme George Grosz et John Heartfield.
À Dresde, Kokoschka visite régulièrement les musées et leurs chefs-d’œuvre de Rembrandt, du Titien et de Raphaël. Il recherche de nouvelles formes d’expression picturale, tentant de « résoudre le problème de l’espace, de la profondeur picturale, avec des couleurs pures, pour percer le mystère de la planéité de la toile ».
Les œuvres de cette période se distinguent par leurs couleurs intenses et lumineuses, appliquées par juxtaposition et épousant librement les formes du sujet.
Kokoschka réalise son autoportrait au tout début de l'année 1917, alors qu'il est encore à Berlin. La tranquillité affichée par l'artiste est contredite par l'atmosphère crépusculaire qui l'entoure.
Au sortir de son engagement au front, il conserve de graves séquelles tant physiques que psychologiques. D'une main, il désigne d'ailleurs la blessure qu'un soldat russe lui a infligée d'un coup de baïonnette dans les poumons en 1915.
De façon prémonitoire, il s'était auparavant représenté blessé au flanc, tel le Christ, dans son autoportrait pour le magazine Der Sturm en 1910.
Se rapprochant rapidement des cercles artistiques et intellectuels de Dresde, Kokoschka se crée de nouvelles amitiés. Dans ce tableau d'abord intitulé Les Joueurs de cartes, il se représente de dos, entouré de l'actrice Kathe Richter, des poètes Walter Hasenclever et Ivar von Lücken, et du psychiatre Fritz Neuberger.
Cette oeuvre marque une autre étape stylistique, où prédomine une matière picturale dense.
En 1918, plusieurs années après sa rupture d’avec Alma Mahler, Kokoschka commande à l’artiste Hermine Moos une poupée à taille réelle à son effigie.
L’artiste tente de concrétiser ainsi un fantasme récurrent dans l'art, comme Galatée ou Coppélia, celui d’une femme artificielle. Cette poupée fétiche est réalisée sur les instructions que Kokoschka fait parvenir à Hermine Moos, qui sont très précises dans les attendus esthétiques comme tactiles de l’objet.
De nombreuses interprétations ont cours sur sa signification : objet thérapeutique censé réparer les blessures amoureuses et le traumatisme de la guerre, mais aussi instrument avant-gardiste, permettant à l’artiste d’explorer d’autres aspects de sa création, puisqu’il se met en scène et se peint en sa compagnie.
En 1922, à l’issue d’une soirée, Oskar Kokoschka finit par détruire la poupée. Cette dernière séquence s’inscrit dans une représentation de la violence des hommes envers les femmes qui trouve de nombreux échos dans les réalisations des artistes de l’époque, du peintre George Grosz au cinéma expressionniste allemand.
En 1919, l'historien de l'art Carl Georg Heise demande à Kokoschka de réaliser le portrait de son compagnon, le typographe Hans Mardersteig.
Occupé à la réalisation du tableau Le Pouvoir de la musique, l'artiste refuse d'abord, puis propose de peindre les deux amis ensemble, comme une image du lien qui les unit. Inspiré des diptyques flamands représentant un couple marié, ce double portrait devait initialement se refermer par un système de charnières à la manière d'un coffret.
L'utilisation des couleurs tend ici à refléter la personnalité des deux hommes : bleu clair pour le discret Mardersteig et vert vif pour Heise.
Ce tableau à probablement été peint après la destruction de la poupée Alma par Kokoschka, déçu par le travail d'Hermine Moos à qui il reproche d'avoir fabriqué un être monstrueux.
L'amertume et l'ironie se perçoivent dans cette toile ou la poupée apparaît au premier plan couchée telle l'Olympia de Manet mais figée et difforme.
S'appuyant nonchalamment sur son genou l'artiste pointe du doigt le sexe de la poupée, le regard perdu au loin.
Le geste à la fois obscène et accusateur met en lumière sa désillusion. Pour autant la poupée continuera à inspirer d'autres œuvres à Kokoschka, jusqu'en 1938.
Kokoschka se représente dans son atelier à l'Académie des Beaux-arts de Dresde. Il s'est placé entre une poupée et son chevalet, dans une pause saugrenue. Sa tête disproportionnée s'enfonce dans ses épaules et ses yeux écarquillés interrogent le spectateur. "Bossu" est le terme qu'emploie Kokoschka pour définir cet autoportrait.
Cette fois il ne représente pas sa poupée-fétiche mais une figure d'argile de la sculptrice Gela Forster. Peu de temps avant la réalisation de cet autoportrait l'artiste avait détruit sa poupée Alma mais il est possible que l'artiste ait souhaité faire une nouvelle référence à cet épisode.
Le Peintre Il (ou Le Peintre et son modèle Il} constitue un rare exemple de double autoportrait.
Kokoschka s'y représente au premier plan en train de peindre. Son modèle n'est pas la jeune femme vêtue de jaune qui l'observe au second plan, mais bien son propre portrait, le crâne rasé, motif créé par Kokoschka pour la revue Der Sturm en 1910.
Par ce tableau dans le tableau, l'artiste met en scène son propre cheminement artistique devenu acte d'introspection.
Voyages et séjour à Paris (1923-1934)
Au décès de son père en 1923, Kokoschka. Il abandonne son poste d’enseignant à Dresde, mais il ne peut retourner à Vienne, où son art n’est toujours pas accepté.
Soutenu par son galeriste Paul Cassirer, Kokoschka voyage à travers l’Europe, l’Afrique du Nord, puis l’Orient. Les paysages, vues urbaines, portraits d’hommes et d’animaux qu’il produit alors tranchent avec le style qu’il expérimentait à Dresde.
La matière est fluide, la palette élargie par de nouveaux rapports de couleurs et les touches enlevées, comme un écho aux traversées rapides de ces contrées.
En 1931, il présente sa première exposition personnelle à Paris. La critique enthousiaste parle d’une révélation, mais il ne peut pas rester car le suicide de Paul Cassirer puis la crise de 1929, l’ont affaibli financièrement.
En grande difficulté, Kokoschka retourne à Vienne en 1932 et trouve la ville en proie à de graves troubles politiques liés à l’ascension du fascisme.
Le motif animalier apparaît très tôt dans l'œuvre de Kokoschka puisqu'il réalise pour la Wiener Werkstatte de nombreuses cartes postales composées de cerfs, lapins, agneaux ou chauve-souris.
Mais c'est surtout en 1926, lors de son séjour à Londres, que l'artiste développe le portrait animalier. Sa visite du plus vieux zoo scientifique du monde à Regent's Park ainsi que sa rencontre avec le biologiste britannique Julian Huxley le conduisent
à réfléchir sur le comportement des animaux.
Kokoschka peint dans cette étude un groupe de chevreuil aperçus furtivement dans Regent's Park.
PeInt dans le zoo du Regent's Park à Londres, ce tableau représente un tigron, animal résultant d'un rare croisement entre un tigre et une lionne.
Autorisé à venir avant les heures d'ouverture du zoo, Kokoschka imagine ce tigron libéré de sa captivité et dévorant un chevreuil.
La puissance des coups de pinceau évoque la férocité de I'animal défiant du regard celui qui l'observe. Considéré comme un sauvage par la critique, Kokoschka se sentait proche de ce fauve, à Ia fois redoutable et prisonnier.
En 1931, Kokoschka s'installe dans la maison de sa mère à Liebhartstal en bordure de la forêt viennoise. ll y rencontre Trudl, la fille d'un ramoneur, alors âgée de quatorze ans. Pouvant déambuler librement dans l'atelier du peintre, la jeune fille devient le sujet de plusieurs tableaux et dessins de cette période.
Dans cette œuvre, Trudl se bouche les oreilles comme une référence au personnage masculin du Pouvoir de la musique, tandis que règne une atmosphère pastorale et idyllique. Le titre renvoie au dieu de la Forêt et des Bergers, évoquant l'utopie poétique de l'Arcadie.
Au cours de ses séjours à Paris entre 1931 et 1933, Kokoschka réalise un portrait de Constantin Brancusi. L'atelier du sculpteurs est à cette époque un haut lieu de rencontre du milieu artistique parisien, et cette œuvre atteste donc de l'intégration de Kokoschka.
Sa correspondance et son autobiographie montrent pourtant sa frustration à l'égard de cette capitale artistique, dans laquelle il peine à se faire reconnaître : « Je n'aimais pas ce marché du génie» dira·t il.
Entrée en 1957 dans les collections du Musée National d'Art Moderne dans le cadre du legs de l'intégralité de l'atelier de Brancusi, l'oeuvre est restée longtemps non attribuée.
Résistance à Prague (1934-1938)
Dès l’arrivée de Hitler au pouvoir, Kokoschka s’engage publiquement contre le nazisme. En mai 1933, il proteste contre la démission de l’Académie des beaux-arts de Prusse du peintre Max Liebermann, grande figure intellectuelle et morale, dans une tribune du quotidien allemand Frankfurter Zeitung.
À Vienne, la guerre civile de 1934 qui oppose les fascistes aux socialistes fragilise la santé de sa mère, qui meurt quelques semaines plus tard. En difficulté financière, il émigre alors à Prague, ville dont son père était originaire et où réside sa sœur, Berta.
Il y rencontre Olda Palkovskà (1915-2004), étudiante en droit, qu’il épousera en 1941.
Depuis la Tchécoslovaquie, il voit le piège du nazisme se refermer progressivement sur l’Europe. Il publie de nombreux articles et organise des conférences pour alerter sur ce danger.
L’exposition itinérante d’art dégénéré exhibe neuf de ses peintures aux côtés de nombreux chefs-d’œuvre de l’avant-garde européenne. Il y répond par un magistral Autoportrait en « artiste dégénéré ». Comme un défi lancé à cette situation, ses œuvres n’ont jamais été aussi chatoyantes et bucoliques.
La touche décrit avec précision une nature luxuriante qui envahit la toile, décor pour des mises en scène énigmatiques.
Avec la montée en puissance et l’accession au pouvoir des nazis en 1933, les avant-gardes artistiques européennes sont accusées par les fascistes de participer à la décadence des sociétés modernes ; les œuvres de Kokoschka deviennent des cibles de choix.
Dès 1932, cinq de ses tableaux sont saisis dans les musées de Dresde, et, après l’arrivée de Hitler au pouvoir, toutes ses œuvres sont décrochées des collections publiques. On dénombre en totalité quelque six cents œuvres de l’artiste saisies dans les musées allemands – peintures, dessins, estampes. Certains tableaux circulent dans l’exposition itinérante « Entartete Kunst » (« Art dégénéré ») qui attire d’immenses foules à Munich, Berlin et Vienne en 1937 et 1938. D’autres seront vendus aux enchères, notamment aux ventes de Lucerne de juin 1939 pour contribuer à l’effort de guerre nazi. La Fiancée du vent, chef-d’œuvre de Kokoschka, saisie des collections de la Kunsthalle de Hambourg et présentée dans l’exposition « Entartete Kunst », est vendue ensuite au Kunstmuseum de Bâle par le galeriste Karl Buchholz (1901-1992), juste avant la vente de Lucerne. Pour ces raisons de provenance comme pour des questions liées à la fragilité de l’œuvre, celle-ci ne quitte jamais les murs du musée de Bâle.
D’autres œuvres appartenant à des collectionneurs juifs sont spoliées, puis revendues ou détruites. Certaines sont aujourd’hui encore portées disparues.
Face aux attaques qu’il subit, Kokoschka prend le parti du combat par sa participation aux organisations et aux expositions antifascistes, depuis son départ à Prague, en 1934, puis à Londres, en 1938. Il est élu président honoraire de l’Union des artistes libres créée à Paris par des artistes et des critiques exilés allemands, puis, en 1939, il s’implique dans l’Association culturelle allemande libre en Grande-Bretagne. Kokoschka y côtoie l’artiste John Heartfield et l’écrivain Stefan Zweig.
Les positions de l’artiste sont alors résolument pro-soviétiques, ce qu’il aura tendance à minimiser dans la période d’après-guerre. Par ses prises de position publiques, et sa participation à de nombreuses initiatives dans le champ culturel et politique, il affirme progressivement son pacifisme et la nécessité d’une réconciliation, qui suit la progression et la victoire des armées alliées.
Kokoschka entame un nouvel autoportrait à l'été 1937, quand neuf de ses toiles sont présentées à l'exposition d'art dégénéré organisée par les nazis à Munich. li l'achève en novembre, les bras croisés sur la poitrine dans une attitude ambiguë de défi et de tristesse, selon le point de vue adopté.
Réalisé alors que Kokoschka séjourne chez les grands-parents de sa compagne, Olda Palkovskà, l'arrière-plan du tableau décrit le cadre verdoyant de la campagne morave, et en particulier le bois près de leur maison où des cerfs pouvaient être observés.
Exil politique en Angleterre (1938-1946)
Depuis son exil en Angleterre, Oskar Kokoschka ne reste pas inactif. Il doit tout reconstruire dans ce pays où son art n’est pas encore reconnu. Ils vivent avec Olda dans un relatif dénuement, entre Londres et Polperro, en Cornouailles.
Un ensemble de toiles de petites dimensions, en raison des difficultés d’approvisionnement, constitue un témoignage unique sur la traversée de cette époque dramatique. Les moyens artistiques dont use Kokoschka empruntent à une multiplicité de registres, mythologiques, satiriques ou encore populaires.
Les classifications traditionnelles de la peinture volent en éclats : la noblesse de la peinture d’histoire est dévoyée, dans des traits d’humour désespérés, par la vulgarité des représentations. Kokoschka ne se contente pas de commenter la situation. Par la réalisation d’affiches qu’il fait placarder et la publication d’articles, il affirme aussi son pacifisme et la nécessité d’une réconciliation. En 1947, il obtient la citoyenneté britannique et peut à nouveau circuler à travers l’Europe. S’il rend immédiatement visite à sa famille à Vienne, il refuse néanmoins de s’y installer. Cette même année, une grande rétrospective de son œuvre est organisée à la Kunsthalle de Bâle qui le consacre comme artiste majeur et acteur incontournable de la reconstruction culturelle européenne.
Horrifié par les accords de Munich de 1938, Kokoschka met en scène dans L'Œuf rouge les intervenants de cet événement : Hitler grimaçant fait face à la figure colossale de Mussolini, tandis qu'un chat indolent, incarnation de la France, est allongé près d'un bonnet phrygien ; le lion impérial, incarnant la Grande-Bretagne, détourne le regard et reprend avec sa queue recourbée le symbole de la livre sterling.
Autour de la table des négociations, se tient un œuf rouge sang dont le fond a été fendu. Au loin, Prague brûle. Le verso de la toile mentionne la date Pâques 1939 qui évoque certainement l'invasion de Prague quelques semaines plus tôt. Cette mention dévoile également l'ironie du tableau, renvoyant à la tradition qui consiste à décorer un œuf à cette période.
Figure de la mythologie germanjque. Loreley était une nymphe qui attirait par son chant les marins jusqu à leur perte. Ici la sirène prend l'apparence de la reine Victoria assise sur un requin, dévorant les hommes à la mer. Au loin. une pieuvre s'échappe avec un trident symbole de la puissance maritime.
Le navire frappé d'un éclair à l'arrière-plan fait allusion à l'Arondora Star, qui devait transporter des prisonniers de guerre au Canada en 1940 mais qui fut torpillé par les Allemands. Dans cette oeuvre, Kokoschka exprime son amertume face à la stratégie militaire britannique en mer.
Dans Anschluss - Alice au pays des merveilles, une femme nue se dresse au milieu d'une scène de guerre. Couvrant d'une main son sexe, elle pointe vers le regardeur un doigt interrogateur. Sa candeur et sa pureté contrastent avec l'horreur qui l'entoure.
Elle incarne l'Autriche, prisonnière d'un monde aux forces inextricables, comme Alice, le personnage de Lewis Carroll. Kokoschka dénonce ici !'Anschluss, l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne, et le comportement hésitant des grandes puissances européennes comme la France et l'Angleterre face a cet événement. Cette attitude est illustrée par un homme d'affaires, un soldat et un prêtre qui, affolés, se couvrent les yeux, la bouche et les oreilles à la manière des trois singes de la sagesse.
Alors que l’armée soviétique combat les nazis a l'est, les forces alliées tardent a ouvrir un front à l'ouest malgré les appel répétés aux gouvernements britannique et américain.
Kokoschka caricature ici Winston Churchill et le général Montgomery prenant le thé au Café de Paris. Ils y observent Marianne, figurant la République française désormais associée a la résistance.
Assise sur deux chaises, celle-ci retire une chaussure d’où s’échappe une souris. La faucille et le marteau, symbole du communisme, apparaissent sur sa jupe remontée. Confus, Churchill laisse éclater un coup de fusil. A l’arrière-plan, l'image de Hitler apparait sur une affiche. Kokoschka ironise ici sur le deuxième front que constitue cette scène grotesque de café.
Malgré la victoire des Alliés, Kokoschka maintient sa vigilance politique, comme le montre cette œuvre conçue dans la continuité de ses allégories antifascistes. Dénonçant la menace nucléaire, elle décrit l'aveuglement hédoniste des populations au sortir de la guerre qui ne remarquent pas que le clown au premier plan, brandissant une clé tel un jouet, a ouvert la cage du lion, incarnation de l'énergie atomique. Seule la colombe, symbole de paix, prend peur et s'envole.
En 1951, Kokoschka séjourne souvent à Hambourg, où il fréquente son vieil ami Carl Georg Heise, désormais directeur de la Kunsthalle. L'artiste avait réalisé son double portrait avec son compagnon, Hans Mardersteig, trente ans plus tôt, projet qui devait se refermer par un système de charnières à la manière d'un coffret.
Pour compléter ce projet, Kokoschka réalise cette troisième toile pour ne pas laisser vierge la face cachée du diptyque refermé. Il offre à Heise La Forme magique, tableau énigmatique où le peintre se présente sur scène à la manière d'un magicien.
Faisant apparaître un lapin avec l'ombre de ses mains, Kokoschka lie ici la magie créatrice du peintre au pouvoir trompeur des images. L'inscription à l'arrière du tableau, "La Forme magique du Dr Bassa", fait référence à l'opéra L'Enlèvement au sérail, de Mozart, que Kokoschka et Heîse ont vu ensemble en 1919.
Entre août et septembre 1954, Kokoschka réalise deux portraits du violoncelliste espagnol Pablo Casals, musicien engagé contre les dictatures, et en particulier contre celle de Franco, en Espagne.
Casals aurait demandé s'il pouvait travailler son instrument pendant les séances de pose, à quoi Kokoschka aurait répondu qu'il ne pouvait peindre son portrait que s'il le faisait.
Le musicien est représenté concentré sur son instrument entouré d'une aura bleue. Une large place est accordée au vide comme pour figurer l'immatérialité de la musique.
Peu après l'établissement de la dictature militaire en Grèce, Olda Kokoschka assiste à une représentation de la comédie d'Aristophane Les grenouilles.
Les acteurs y adaptent le message politique de la pièce antique à l'actualité de leur pays. Kokoschka reprend le motif du chœur de grenouilles coassant. Symbolisant dans la pièce originale le peuple qui se soumet aveuglément au dieu Dionysos, le peintre l'interprète ici comme l'esprit qui ne peut distinguer la vérité du mensonge.
Il signe tristement au dos de son tableau "Europe's Sunset 1968 Prague 23 8 68" en référence à l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques à la suite du Printemps de Prague.
Le tableau suivant est le dernier autoportrait de Kokoschka; Debout, la tête relevée et les mains croisées, il se dirige vers une porte.
Dans l'entrebâillement, une figure représentant la mort montre la blessure au cœur de l'artiste, référence à son autoportrait de 1910 pour le magazine Der Sturm. Le titre reprend l'expression prononcée à l'heure de fermeture des pubs en Angleterre.
Profondément impressionné par le dernier autoportrait de Rembrandt, Kokoschka, âgé de 86 ans, affronte ici sa mortalité. Son expression est forte. Il avance, décidé, vers l'inévitable.
Grand amateur de littérature scandinave, Kokoschka s'est identifié à Peer Gynt, protagoniste du drame de Henrik Ibsen écrit en 1867. Cet anti-héros, aventurier mais lâche, ne réussit pas à trouver sa place dans le monde, avant de comprendre, au seuil de la mort, que seul l'amour peut donner un sens à sa vie.
Comme souvent dans les dernières œuvres de Kokoschka, l'artiste se confond avec les personnages qu'il peint, et la mère de Peer Gynt au premier plan du tableau reprend ses propres traits.
Ce tableau suivant s'inspire d'un marbre grec représentant l'enlèvement de l'Amazone Antiope par Thésée, conservé aujourd'hui au musée archéologique d'Érétrie, et que Kokoschka voit lors de son séjour en Grèce en 1956.
L'artiste met près de seize ans à terminer cette peinture, qui concentre ses dernières recherches picturales. Les couleurs éclatantes construisent le tableau par des coups de pinceau toniques, certaines formes semblent seulement ébauchées.
Cette "peinture laide" revendiquée sera une source d'inspiration pour une nouvelle génération de peintres reprenant le flambeau de l'expressionnisme pictural dans les années 1970 dans le mouvement bad painting.
Le Musée d'Art Moderne de Paris présente la première rétrospective parisienne consacrée à l'artiste autrichien Oskar Kokoschka (1886-1980). Retraçant sept décennies de création picturale ...
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