C’est une œuvre stupéfiante que nous présente, pour la première fois, l’Opéra de Lyon.
Déchirante, orageuse, avec un livret très moderne dans son propos, la pièce est de celles qui tiennent en haleine jusqu’à la révélation finale.
Symboliste et pourtant très humaine, son déroulement est celui d’un voyage initiatique jalonné de dilemmes auxquels doivent faire face non seulement l’impératrice qui ne peut enfanter mais aussi la mortelle qui ne le veut pas.
Jusqu’où peut-on aller pour pouvoir être mère ? Est-on obligée de l’être ?
L’excentricité du livret de Hugo von Hofmannsthal, influencé par les toutes nouvelles théories freudiennes de l’inconscient, l’audace folle de la partition de Richard Strauss, les effectifs hors normes font aujourd’hui encore de La Femme sans ombre une entreprise audacieuse.
La fille du Roi des Esprits est devenue la femme de l’Empereur qui l'avait capturée sous sa forme de gazelle, avec l'aide d'un faucon. Amoureuse, elle a renoncé à ses pouvoirs magiques mais, sans ombre, elle n'a pas la substance des humains et reste stérile.
Son père, furieux de son départ, lui donne trois jours pour en trouver une. Si elle échoue, elle devra retourner au monde des esprits et son époux sera changé en pierre.
Prête à tout, l'impératrice se laisse convaincre par sa fidèle nourrice de lui permettre d'user de sortilèges pour convaincre une pauvre teinturière de lui donner son ombre, renonçant ainsi à sa propre fécondité.
Mais le destin n'est pas si simple...
Mariusz Treliński, cinéaste et directeur artistique de l’Opéra de Varsovie, met en parallèle les deux univers, les alternant dans un superbe décor pivotant, luxueux chez l'impératrice, miteux chez la teinturière, séparés par une forêt mystérieuse.
En illustrant ainsi le propos, il nous aide à mieux saisir une histoire complexe dont certains revirements sont, somme toute, peu plausibles.
Sa mise en scène très théâtrale met en valeur le jeu remarquable des trois femmes qui portent le récit. auquel s'ajoute la grande puissance vocale nécessaire pour porter au-delà de l’orchestre tumultueux.
La partition est d’une richesse imposante allant du triangle au roulement de timbales, en passant par des cordes expressives, des cuivres puissants et des sons naturalistes.
C'est un défi à la mesure d'un Daniele Rustioni nommé « Chef d’orchestre de l’année » aux International Opera Awards 2022, qui mène avec vigueur un orchestre inspiré, et d'un jeune Benedict Kearns qui sait exploiter l'immense talent des Choeurs de l'Opéra.
S'il n'y a pas de "grands airs", à la manière italienne, les parties chantées sont denses et techniquement difficiles.
Impératrice tourmentée, Sara Jakubiak, habitée par son rôle, a atteint sans hésiter la note d'une hauteur extrême exprimant le désespoir à la vue de l'époux changé en pierre.
Alors que l'acoustique de l'Opéra de Lyon n'est pas des plus favorables aux mezzo, Lindsay Ammann a délivré avec clarté, même dans les notes les plus graves, les états d'âme de la nourrice, de la ruse à la détresse.
La part du lion est néanmoins dans le rôle de la teinturière, magistralement joué et chanté par Ambur Braid, dont l'ambitus garde un timbre magnifique dans les variations complexes de ses répliques.
Du 17 au 31 octobre 2023 à l'Opéra de Lyon
La femme sans ombre (Die Frau ohne Schatten)
Opéra en 3 actes - Création à Vienne en 1919
Musique Richard Strauss - Livret Hugo von Hofmannsthal
En allemand surtitré en français - Durée 4 heures dont 2 entractes
Direction musicale Daniele Rustioni
Mise en scène Mariusz Treliński - Dramaturgie Marcin Cecko
Chorégraphie Jacek Przybyowicz
Décors Fabien Lédé - Costumes Marek Adamski
Lumières Marc Heinz - Vidéo Bartek Macias
L'Empereur, ténor Vincent Wolfsteiner
L'Impératrice, soprano Sara Jakubiak
Barak le teinturier, baryton-basse Josef Wagner
La Teinturière, soprano Ambur Braid
La Nourrice, mezzo-soprano Lindsay Ammann
Le Messager des esprits, baryton Julian Orlishausen
Le Gardien du seuil du Temple, soprano Giulia Scopelliti*
Le Bossu, ténor Robert Lewis*
Le Borgne, basse Pawel Trojak*
Le Manchot, basse Pete Thanapat*
Une voix venue d'en haut Thandiswa Mpongwana*
Le Faucon, Chant Giulia Scopelliti* - Actrice Natalia Bielecka
L’Apparition du Jeune Homme, Figurant Antoine Laval - Chant Robert Lewis*
Keikobad, roi des esprits (danseur Butô) Frédéric Rebière
* Solistes du Lyon Opéra Studio
Orchestre, Choeurs et Maîtrise de l’Opéra de Lyon
Chef des Chœurs Benedict Kearns Entraînement vocal Kirsten Schötteldreier
Nouvelle production, avec le soutien d’Aline Foriel-Destezet, grande mécène de production.