Il est rare ce théâtre extraordinaire qui bouscule les pensées, qui fait rire, pleurer et rire encore.
Il est rare ce théâtre admirable qui est passé trop vite, et qui m'a laissée partir heureuse, bouleversée, espérant garder longtemps au coeur cet état de grâce.
Bien sûr, le classique Hamlet est déjà un chef d'oeuvre d'émotions mêlées, mais la mise en scène de Chela de Ferrari et la sensibilité de ses interprètes porteurs de trisomie 21 (le syndome de Down) lui donnent une nouvelle dimension.
Née en 1956 au Pérou, Chela de Ferrari a d’abord étudié la peinture avant de se tourner vers le théâtre. En 2003, elle a créé à Lima le Teatro La Plaza pour proposer des œuvres capables de susciter des questionnements et se rapprocher de sa communauté.
Elle souhaitait depuis longtemps monter un « Hamlet » mais n'avait pas trouvé l'acteur principal jusqu'à ce que, par chance, elle rencontre Jaime Cruz. Il avait travaillé pendant plus de trois ans comme ouvreur au Teatro La Plaza et rêvait de monter sur scène :
"Cette rencontre avec Jaime m'a permis [...] de me confronter à ma méconnaissance de cette condition et à mes préjugés. […] Ce que vivent les spectateurs reproduit cette première rencontre : elle expose leur ignorance et éveille leur désir d'échange. […] C’est une expérience qui se distingue par l’enrichissement qu’apporte la diversité cognitive."
Et la magie opère dès le début quand huit comédiens et comédiennes se présentent, par leur nom et leur rôle, sachant que certaines des répliques de Hamlet seront interprétées par celui ou celle qui, en rotation, portera la couronne au fil de la pièce.
L'introduction annonce la couleur : "Je pourrais avoir des trous de mémoire, soyez patients" ; "On fait l'effort de bien articuler, mais si ça ne va pas vous pouvez lire les sur-titres" ; "Moi, on me comprend mal... mais c'est parce que je suis Argentin !"
On éclate de rire, et ce n'est que le début...
Le fond de scène est un écran géant qui enrichit la pièce : on y voit des scènes en coulisses, des gros plans, des images rêvées...
Pour ramener la pièce à l'essentiel, Cristina León Barandiarán est la narratrice qui résume avec allant les étapes ; elle est aussi la journaliste qui interroge Jaime Cruz sur son identité : il se dit fils, amoureux, étudiant, activiste pour la compréhension du syndrome de Down et prince du Danemark, il se dit "Jaimlet".
Les questionnements de l’œuvre originale, et pas seulement "Etre ou ne pas être", s'entrelacent avec la vie des artistes trisomiques, leurs rêves, leurs difficultés, la façon dont ils affrontent les regards et les préjugés.
Ils évoquent avec une cruelle ironie comment fut vécue leur naissance, montrant qu'ils ne sont pas dupes des réjouissances de façade.
Les personnages nous font ressentir leur frustration d'être voulus par certains comme d'éternels enfants, sans sexualité ni aspiration à l'indépendance.
Hamlet, qu'on empêche de devenir roi ; Ophélie qui ne peut aimer qui elle veut...
Très vite, la trisomie passe au second plan. On vibre surtout avec l'impertinence et la drôlerie qui contrastent avec des moments déchirants.
Octavio Bernaza est un inénarrable cabotin dans certaines scènes, mais nous tire les larmes dans un monologue sur la solitude et l'identité.
Quand un insert vidéo fait jouer Laurence Olivier comme parfaite incarnation de Hamlet, on le trouve franchement mièvre, comparé à Jaime Cruz et c'est avec un certain soulagement qu'on voit débouler Álvaro Toledo pour inciter la troupe à refuser les vieux modèles et chanter la rébellion, sur le mode d'un rap percutant. Appelé à voter, le public lui donne largement raison.
La scène de la pièce de théâtre montée par Hamlet pour piéger le meurtrier de son père est l'occasion d'impliquer davantage le public en faisant monter sur scène quatre personnes : l'une empoisonnera le roi, l'autre figurera la lune et deux autres devront faire danser les arbres.
Les acteurs brocardant gentiment les amateurs, l'escalade est hilarante, avec un régal de mise en scène.
Lucas Demarchi, en plus de son talent de clown argentin, nous émeut avec son choix d'une scène évoquant la mort.
Quelques échappées anachroniques apportent encore plus de véracité au récit, en particulier la scène où Diana Gutierrez, Cristina León Barandiarán et Ximena Rodríguez sont trois Ophélie racontant chacune, avec émotion, le destin qui aurait pu être le sien si elle avait vécu.
Menée à un rythme trépidant, la pièce est jalonnée de passages musicaux dansés, et même Claudius se trémousse sur une bachata en prélude au duel final.
Le spectacle se clôt sur une chanson endiablée portée par Manuel Garcia dont le refrain "Je ne suis pas comme les autres" reflète tous les sens de la différence, qu'elle soit dans la génétique, la volonté d'être soi ou le talent.
Appelé sur scène, les spectacteurs se joignent à la troupe pour danser en choeur et c'est dans cette ambiance de fête que l'on quitte la salle avec le sentiment d'avoir vécu quelque chose dont la force nous dépasse.
Du 18 au 20 octobre 2023 au Théâtre de la Croix-Rousse
Hamlet, d'après Shakespeare - Créé en 2019 au Teatro La Plaza de Lima
En espagnol sur-titré - Durée : 1 h 30
Ecriture, mise en scène Chela De Ferrari
Mise en scène associée, dramaturgie Claudia Tangoa, Jonathan Oliveros, Luis Alberto León
Visuel Lucho Soldevilla - Lumière Jesús Reyes
Voix Alessandra Rodriguez
Traduction et rédaction des titres Maëlle Mas
Chorégraphie Mirella Carbone
Avec Octavio Bernaza, Jaime Cruz, Lucas Demarchi, Manuel García, Diana Gutierrez, Cristina León Barandiarán, Ximena Rodríguez, Álvaro Toledo
Production Teatro La Plaza – Lima (Pérou) Production déléguée et distribution Carlota Guivernau.
Avec le soutien de l‘Office national de diffusion artistique (ONDA) et l’Ambassade du Pérou en France.
© Teatro La Plaza