Carlos Serrano de Osmo qui se battit dans le camp des Républicains lors de la guerre d’Espagne, fut l’un des rares réalisateurs de sa génération doté d’une approche expérimentale du cinéma.
Il anima même un petit groupe surnommé "los telúricos" qui prônait un cinéma débarrassé des clichés et même de tout réalisme. Le groupe se constitua en 1947, dans l’atmosphère intellectuelle de Barcelone, après le tournage de trois films, Abel Sánchez, La sirena negra et Embrujo.
Travaillant hors du paysage conventionnel des années 40, Serrano se voulait proche de l'expressionnisme et d'une vision poétique, réclamant un cinéma imparfait, social et magique ("tellurique") voire emporté par la folie.
Il ne parvint pas à séduire d’emblée le grand public et opta dans les années 60 pour la création de l'Instituto de Investigaciones y Experiencias Cinematográficas dont il fut un des grands professeurs.
Embrujo, qu’on peut traduire par “Envoûtement”, réunit deux monstres sacrés du flamenco, la danseuse-chanteuse Lola Flores et le chanteur gitan Manolo Caracol, dans un film empreint de surréalisme.
En ouverture du film,
Manolo est un chanteur de flamenco réputé quand il remarque Lola. Après l'avoir observée soir après soir, il la convainc de la faire progresser pour monter un duo. Un jaillissement de plans, parfois en surimpression, montre le travail acharné de répétitions, sur le rythme impitoyable d'un métronome.
Il est le chant, elle est la danse, indissociables dans le flamenco comme les deux faces d'une même médaille. Si l'accord sur scène est bouleversant d'intensité, Manolo éprouve pour Lola une passion qui n'est pas réciproque. Mal conseillé par son agent, il noie sa frustration dans l'alcool et pour la garder près de lui, fait travailler Lola jusqu'à l'épuisement.
Pourtant, quand un impresario veut convaincre Lola de partir seule en tournée, elle refuse par loyauté envers Manolo qui a fait d'elle une grande danseuse.
Malheureusement, ayant eu vent de l'affaire, Manolo surgit dans le bureau et bouscule Lola sans la laisser s'expliquer. Choquée, elle signe le contrat qui lui ouvre les portes d'une carrière internationale.
Des images de trains et de rails tourbillonnent en kaléidoscope pour évoquer son voyage. Les plans alternent ensuite, mettant en parallèle les deux destins. Manolo, constamment ivre, finit par chanter dans des tavernes tandis que Lola danse sur les scènes les plus prestigieuses.
Ils ne sont pas vraiment séparés pour autant. Manolo se crée des rêves dont Lola est la vedette pendant que Lola, qui enchaîne les représentations, croit voir Manolo dans tous ses partenaires. Des années plus tard, Lola prise de nostalgie met fin à la tournée pour revenir en Espagne et exige de son impresario qu'il recherche Manolo pour l'inviter à son spectacle.
L'esprit du chanteur est envahi d'images de paysages désolés, qui se tordent et s'étirent dans un délire alcoolique. Très affaibli, Manolo parvient pourtant à se lever pour qu'on l'emmène au théâtre quand il reçoit un billet. Il est fasciné par le spectacle tandis que Lola danse éperdument au point de s'évanouir. On vient chercher le médecin qui est auprès d'elle, en annonçant que Manolo est mourant. Bouleversée, Lola se précipite jusque dans son taudis où, comme s'ils ne s'étaient jamais quittés, ils évoquent l'avenir avant que Manolo s'éteigne apaisé.
La caméra revient sur Lola âgée qui explique à sa jeune admiratrice qu'elle ne dansa plus qu'une fois, le lendemain de la mort de Manolo, en un ultime hommage à celui qui fut son mentor. La scène des funérailles à des allures païennes, le cercueil porté par une procession d'hommes et femmes drapés de noir, portant des torches. Des flammes immense en surimpression amènent la scène où dans le tournoiement onirique d'un décor macabre, Lola en deuil danse un ultime flamenco
Si l'histoire n’est pas extraordinaire, et le jeu d'acteur cantonné aux scènes de chant et danse, on oublie les lacunes pour apprécier la valeur esthétique du film. La belle utilisation du noir et blanc fait jouer les ombre tandis que les gros plans et prises de vue audacieuses apportent un éclairage psychologique sur les personnages. Serrano voulait « atteindre aux ténèbres de l’inconscient par les routes brillantes du folklore » (Cinema, octobre 1946).
Malgré un relatif succès en salles, il faudra attendre le Festival de cinéma de Séville en 1982 pour que le film soit primé et reconnu à sa juste valeur.
Nous avons la chance de le découvrir pendant le Festival Lumière 2014 dans une copie restaurée.