Depuis longtemps, je sais que je ne suis pas une artiste.
Enfant, j'ai appris la danse classique mais ma copieuse avant-scène nuisait à la silhouette qui m'aurait offert un avenir. Au moins, j'ai conscience de ce que signifie danser sur les pointes et ce qu'exige la perfection.
J'ai étudié le piano : je pouvais déchiffrer honorablement une partition à deux mains, mais le terme "exécuter un morceau" convenait trop bien au manque d'inspiration de mon jeu. J'ai pris la mesure d'un Thelonius Monk ou d'un Chilly Gonzalez.
Quelques années plus tard, pour n'avoir aucun regret, j'ai osé tenter le saxophone (les années 80 avaient enfin fait la peau aux miaulements des guitareux). Je m'imaginais déjà jouer à la lune, nonchalamment assise sur l'appui de ma fenêtre sous les toits.
J'avais trop écouté "Walk on the wild side" et grande fut la déception quand j'ai découvert que l'on commence par l'alto, d'autant que vu ma hauteur, le ténor me serait arrivé aux genoux. La deuxième découverte fut que cet instrument n'est pas l'apanage des gens "cool" par hasard : on pose sa lèvre inférieure sur les dents, on pose l'anche par-dessus et si on est du genre crispé, on finit par saigner tout en produisant des sons à repousser le fisc.
J'ai travaillé dur et réussi à produire de beaux sons moelleux mais en pure perte car, hors partition, rien. Je sais maintenant la valeur d'un Dexter Gordon.
Vint le temps du chant : classique, rock,jazz. Même contrainte d'être détendue mais au moins, ça sort en direct. On pense que le plus dur est de chanter juste. Eh bien, non, ça s'apprend à moins d'être sourd. En revanche chanter juste ne suffit pas, parfois même c'est inutile : écoutez Bowie, Bono, Faithfull...
Il faut développer un timbre, cette texture inimitable qui caractérise la voix et transmet l'émotion ; il y a les harmoniques, la mise en place... bref, j'y travaille encore.
J'ai fait du modelage et croyez-moi, brasser dans la terre permet de prendre la mesure d'un Pompon ou Lipschitz.
Ma dernière lubie a été la mosaïque catalane, après une splendide exposition du couple Secall. Je me voyais déjà créer une salle de bains jubilatoire, à faire pâlir Gaudi. J'ai donc suivi un stage de cinq jours chez les Secall pour apprendre la technique. Pensant naïvement qu'on remettrait au propre le dessin approximatif que j'avais préparé pour mon motif, je me suis retrouvée avec la transposition exacte de mon crobar sur un panneau qui ne paraissait somme toute pas très grand, à peine de quoi faire une table basse.
Pendant cinq jours pleins et même deux soirées, munie d'un marteau et d'une pince dite "japonaise" j'ai affronté le grès et la faïence. Le premier meurtrit les mains, la seconde produit de fines échardes qui s'enfoncent sous la peau, invisibles à l'oeil.
On travaille debout, courbé sur le plateau, on casse, on coupe et surtout, sans retailler, on essaie de placer les éclats obtenus sur le dessin. Au bout de deux jours, j'avais un hématome dans la main, les lombaires tétanisées et l'impression que jamais je ne finirais ce travail.
Le soir, je voyais danser les morceaux sous mes paupières et au matin, je n'arrivais pas à les placer. Je précise que je n'ai pas de représentation spatiale et que ce handicap s'est révélé le pire ennemi.
Ne sachant pas dessiner, j'ai rendu mon sujet fort mal proportionné. En outre, le rouge est trop clair (grès) car le bordeau que je convoitais était une faïence trop difficile à travailler pour une débutante.
Mais aussi kitsch soit-elle, c'est ma mosaïque, je l'ai faite dans la sueur, le sang et même les larmes.
Alors, elle est en bonne place chez moi et comme le ridicule ne tue pas, je vous l'assène ici, parce qu'il n'y a pas de raison que j'aie été la seule à souffrir :